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Téranga Nature

La falaise de Sénèque : la descente énergétique plus rapide que l’ascension ?

La falaise de Sénèque : la descente énergétique plus rapide que l’ascension ?

Ceci est un modeste complément rebondissant sur les réflexions d’Ugo Bardi sur l’effet Sénèque : la descente plus rapide que l’ascension, la destruction plus rapide que la construction. Ce n’est que l’exploration d’hypothèses (toutes pouvant se voir invalidées). La conclusion tentera une sortie positive, bien qu’en évoquant des banalités.

Cet article fut initialement motivé par les annonces du Mexique et de l’Indonésie de cesser respectivement leurs exportations de pétrole et de charbon, à des fins de souveraineté énergétique. Certains experts sont sceptiques que le Mexique puisse y parvenir à court terme en raison de ses capacités limitées de raffinage. Mais au-delà des détails, ces annonces s’inscrivent potentiellement dans une tendance plus globale où les pays exportateurs préserveront leurs ressources pour eux-mêmes (pour approvisionner leurs populations en énergie, pour palier le stress hydrique, pour s’adapter au dérèglement climatique etc.). Notamment à mesure qu’ils franchissent leurs pics de production.

Et les pays importateurs, comme nous, l’auront dans l’baba (je découvre par la même occasion ce morceau très étrange d’Henri Salvador). Le post-colonialisme occidental n’y pourra rien : il est de toute façon en voie de disparition à mesure que la Chine prend le dessus, que les nations gagnent en indépendance, et que l’Europe se voit reléguée au rang de petite péninsule surpeuplée d’Eurasie.

Pour revenir plus généralement à l’effet Sénèque, et tenter de résumer quelques arguments sur cette perspective en ce qui concerne l’approvisionnement énergétique de l’Europe :

1) Il faut de plus en plus d’énergie pour produire des énergies fossiles. Le « Taux de Retour Energétique » (TRE) baisse inéluctablement. Nous avons par exemple mené sur ce sujet un entretien avec Louis Delannoy, chercheur au laboratoire STEEP de l’INRIA. Vous trouverez foultitude d’autres sources. Cela signifie que la société va devoir épuiser de plus en plus ses ressources énergétiques pour aller chercher des énergies fossiles. Que « le sol se dérobe ainsi sous nos pieds » est une hypothèse, attention à ne pas l’exagérer : avec un TRE « sympathique » de 20:1, en consommant 100 barils de pétrole, il en reste environ 95 (vous en aurez investi environ 5, vous en avez environ 95 à la sortie). Avec un TRE beaucoup moins sympathique de 5, en consommant 100 barils, il en reste tout de même environ 83 (vous en aurez investi environ 17, vous en avez environ 83 à la sortie). Le problème est surtout le surcroit de destruction environnementale engendrée, plutôt que l’énergie nette restante. Mais l’énergie nette restante diminue tout de même, et contribue à l’effet Sénèque.

2) Le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles s’accentue. Ce sont surtout de grandes annonces à ce stade, parfois traduites en actes. Certes il y a des contournements possibles, certes les compagnies pétrolières nationales ne s’engagent à rien, mais la tendance est là : les investisseurs sont de plus en plus frileux ou intimidés. Et dans un cas comme le shale oil américain, de plus en plus impatients d’obtenir des retours sur leur investissement. C’était l’un des sujets abordés dans un précédent article.

3) On doit investir de plus en plus d’argent pour trouver de moins en moins de pétrole. Vous pouvez explorer ce point plus en détail dans cet entretien avec Pierre Hacquard (minute 23).

4) Les énergies de substitution ne se substituent pas aux énergies à substituer. Plus la transition énergétique échoue, plus la descente énergétique sera brutale. Une idée simple que je retiens en écoutant des experts comme Vaclav Smil et Jean-Marc Jancovici est qu’il ne sera guère aisé de remplacer des énergies fossiles denses, pilotables, et facilement stockables par des énergies renouvelables diffuses, variables et sans fonction naturelle de stock. A voir. Les statistiques officielles, mais aussi et surtout la réalité vécue par les gens, seront juges de paix.

En attendant, la « transition énergétique » semble être partie pour tourner au gigantesque fiasco. On parle d’une problématique mondiale, d’une économie mondiale, et au niveau mondial, il n’y a toujours pas de transition énergétique, malgré 2,6 milliers de milliards de dollars investis dans les ENR depuis 10 ans. Outre ce que j’ai déjà développé sur ce point dans un précédent article, la crise énergétique actuelle est illustrative : les pénuries actuelles sont une piqure de moustique par rapport à l’effort nécessaire de transition, pourtant les Etats-Unis sont en panique et implorent l’OPEP d’augmenter sa production de pétrole. La Chine est en panique et relance sa production de charbon. La France est en panique et arrose sa population « d’indemnités inflation ». Les énergies de substitution ne sont apparemment pas prêtes à prendre le relai rapidement.

Exemple plus structurel : la part mondiale des ventes de voitures électriques augmente vite, mais il faudrait encore des décennies pour qu’une part significative de la flotte soit électrique, et que cette électricité soit quasi-entièrement non-fossile (elle ne l’est actuellement qu’à environ 40%, une part stable depuis des décennies). Sachant qu’on parle ici de 2 manœuvres « relativement faciles » : électrifier les voitures et dé-fossiliser l’électricité.

Concernant la France, le succès de notre transition énergétique repose sur des gains massifs d’efficacité énergétique, notamment par la rénovation thermique du bâtiment (dont le rythme doit augmenter immédiatement d’un facteur 5, bientôt d’un facteur 10) et sur la réussite de tout un tas de paris technologiques et techniques sur les renouvelables et/ou le nucléaire (ce qui n’est pas non plus gagné, comme expliqué par le Réveilleur dans cet exposé du rapport RTE, notamment à partir de la minute 49). Sachant que nous ne sommes jamais à l’abri d’une manœuvre politicienne de gauche contre le nucléaire, ou d’une manœuvre politicienne de droite contre les ENR.

Si l’on se retrouve en situation de « déclin gérable », et non d’Effondrement énergétique brutal, je nous estimerai heureux. On verra après pour la 6G, le véhicule autonome et l’avion à hydrogène.

5) Le coût d’extraction des énergies fossiles augmente tandis que la capacité à payer de certaines populations (majoritaires ?) diminue. La théorie libérale veut qu’à mesure que le prix d’une ressource augmente et/ou que des pénuries surviennent, on exploite des gisements devenant rentables (ce qui est vrai), on va chercher des gains d’efficacité (ce qui est vrai aussi dans une certaine mesure) et on est incités à développer des alternatives (ce qui est également vrai dans une certaine mesure, par exemple avec l’accélération du programme nucléaire français suite aux chocs pétroliers des années 70).

Mais ce n’est pas une loi omniprésente de la Nature. Nos économies restent massivement dépendantes des énergies fossiles. Les stress chroniques et chocs énergétiques appauvrissent les classes populaires des pays riches, et maintiennent les populations des pays pauvres dans la pauvreté. Qu’un baril de pétrole à 100 dollars incite à exploiter de nouveaux gisements, certes. Mais il faut que les gens puissent se le payer, ce pétrole. Une théorie renforçant l’idée de la falaise de Sénèque est que la fenêtre de tir rétrécit entre coût d’extraction et capacité à payer. A suivre…

6) Les riches consomment de plus en plus d’énergie et il en reste de moins en moins pour les pauvres. Si une minorité de 10-20% s’accapare une part croissante d’un gâteau décroissant, c’est une falaise de Sénèque pour les 80-90% du bas. Pour éviter la révolte, on peut imaginer moultes recettes de diversion de l’attention, de contrôle social, et de division pour mieux régner.

7) Dernièrement, et pas des moindres, l’hypothèse que les pays exportateurs cessent de nous exporter leurs ressources énergétiques.  Que le monde produise du pétrole est une chose, que l’Europe y ait accès en est une autre. Si la quête de souveraineté et de sécurité énergétique des pays exportateurs s’accentue, notamment à mesure qu’ils franchissent leur pic de production, cela accélère la descente énergétique pour les pays importateurs. Même lorsque l’Indonésie cesse d’exporter du charbon, cela a des répercussions sur un pays comme la France qui n’en consomme quasiment pas : par exemple la Chine doit davantage se rabattre sur le gaz, ce qui contraint l’approvisionnement énergétique européen, donc français.

Un autre cas d’école est celui du Moyen-Orient, de plus en plus dépendant du dessalement d’eau de mer pour avoir suffisamment d’eau. C’est un procédé énergivore qui pourrait significativement bousculer l’équation énergétique dans la région. Avec ou sans réchauffement climatique (mais en toute vraisemblance, il y aura du réchauffement climatique) la région va nécessiter de plus en plus d’énergie pour satisfaire ses besoins les plus basiques, comme l’eau.

Le cas de l’Iran peut également être illustratif (même si hélas, les données fiables sont difficiles d’accès). Le pays compte les premières réserves mondiales de gaz naturel les quatrièmes réserves mondiales de pétrole. A priori, il y a de la marge. Cependant, pour des raisons géopolitiques et des raisons de sous-investissement, la production et la souveraineté énergétique de l’Iran reste très limitée. D’autre part, la situation hydrique est de plus en plus tendue, pour des raisons naturelles (ex. territoire à moitié désertique) mais aussi et surtout des raisons de surconsommation et de mauvaise gestion (donc quasiment rien à voir à ce stade avec le réchauffement climatique… c’est dire). Ce qui engendre une situation énergétique de plus en plus tendue : l’Iran consomme à peu près autant d’énergie pour les transports que pour pomper l’eau (de plus en plus profondément), transporter l’eau (de plus en plus loin) et dessaler l’eau de mer.

Ce qui nous pourrait nous « sauver » est la dépendance de certains pays exportateurs à l’importation de nourriture, notamment céréales, qui se verraient ainsi contraints de continuer à exporter. Quoi qu’il en soit, il est très difficile de prévoir comment le système économique mondial pourrait se réorganiser avec moins de flux d’énergie. Cet article, comme d’autres, n’est qu’exploratoire.

Pour sortir sur une note positive, quelques leviers et chantiers qui s’offrent à nous (désolé, c’est un peu bateau) :

  • En cas de crise ponctuelle grave et/ou de descente trop brutale : des fermetures, des interdictions, et des rationnements, pour sauver l’essentiel.
  • A propos de sauver l’essentiel, investir dans la sécurité alimentaire. D’ailleurs, ça avance du côté de l’Union Européenne, les travaux de notre ami Stéphane Linou n’y étant pas étrangers. Félicitations Stéphane !
  • Accélérer la Recherche et Développement dans la mobilité électrique
  • Accélérer le développement des transports en commun et des mobilités douces.
  • Inverser la tendance à l’étalement urbain et redensifier l’occupation de l’espace autour des villes petites et moyennes.
  • Accélérer la transition agroécologique et inciter à l’adoption de techniques agricoles sur sols vivants, moins consommatrices de carburants et d’intrants pétrochimiques.
  • Mobiliser tous les acteurs du monde politique, des entreprises et de la société civile autour du rapport RTE (c’est le seul travail fournissant un cap et de la visibilité à long terme à notre pays) ; ne pas se tirer une balle dans le pied en fermant des réacteurs nucléaires en bon état, ou par des moratoires sur les énergies renouvelables. La question n’est pas de savoir si l’on préfère le nucléaire ou les ENR (ces enfantillages et ces oppositions stériles et hors-sujet doivent vraiment cesser). La question est d’avoir assez d’électricité pour vivre dignement.
  • Diffuser une culture de la sobriété qui s’épanouit autrement que par la surconsommation : c’est en bonne voie, les enquêtes d’opinion indiquent qu’une notion comme la « décroissance » et « consommer moins mais mieux » se répand. Ce n’est certes guère traduit dans les actes, mais les gens se mettent progressivement en tête un récit alternatif.

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