ChotuKool est un tout petit réfrigérateur utilisant le système de refroidissement des ordinateurs. Mis au point en Inde, il permet aux plus pauvres de pouvoir conserver leur nourriture. C’est ce que l’on appelle une « innovation frugale ». Ces dernières ont sans doute toujours existé, mais leurs réalisations à une échelle plus conséquente (en particulier en Inde) et leur diffusion de plus en plus globale, en font un type de renouvellement technologique compatible avec l’amélioration de la durabilité des économies. Quelles sont les caractéristiques de ces initiatives ?
Leur principe consiste à produire des biens (voire des services) pour les individus aux revenus les plus faibles ; leur nature n’est pas radicalement nouvelle mais leur conception a été adaptée pour les rendre plus abordables ; ces créations doivent être adaptées à des contextes de faible confort et peu complexes quant à leur structure technologique.
Ces objets sont donc pensés pour être moins chers, de meilleure qualité, tout en optimisant les ressources utilisées. Ils visent prioritairement les marchés des pays émergents, dans lesquels les populations à faibles niveaux de ressources sont nombreuses.
Le concept d’innovation frugale (« jugaad »), né en Inde, est attribué à l’économiste franco-indien Navi Radjou.
Une « low-tech » inclusive
Prenons quelques exemples. Une couveuse pour nourrisson vendue 3 000 dollars (GE Lullaby) – contre les 12 000 dollars que cet appareil médical vaut en moyenne – créée en Inde en 2006. La « gLink Base Station », qui collecte des informations météorologiques diffusées par wi-fi aux agriculteurs. Ou encore Kokono, un petit berceau écologique et totalement hygiénique pour bébés africains réalisé avec des matériaux locaux.
Tous ces produits sont durables, simples, efficaces, et disposent des fonctions essentielles. Le processus de recherche et de développement de ce type de produits s’appuie sur des ressources financières faibles. Il est fondé sur le savoir-faire, le bricolage intelligent, davantage sur l’ingéniosité que l’ingénierie.
Le produit frugal se distingue par une concentration sur les fonctionnalités essentielles, avec une faible complexité technologique, mais il présente un niveau de performance et de fiabilité élevé. La couveuse GE Lullaby évoquée précédemment est désormais en service dans les hôpitaux belges ou italiens. Il répond à des besoins vitaux, mais permet à des personnes du bas de la pyramide sociale d’élever leur niveau de consommation.
L’innovation frugale a été analysée comme une réelle opportunité pour les pays émergents. Ce qui n’empêche pas d’envisager son déploiement dans des économies développées, bien au contraire. Ses traits généraux, low-tech et low-cost, y sont tout aussi pertinents car elle recèle des propriétés qui la rendent compatible avec un développement durable.
Des bien moins gourmands, plus réparables
L’innovation frugale possède en général d’importantes vertus environnementales, du moins en comparaison avec le produit traditionnel équivalent. Les biens sont dans la grande majorité des cas plus petits, moins volumineux. Économisant donc des matériaux, ils imposent une pression moins forte sur les ressources naturelles.
Leur plus faible complexité technologique a deux conséquences notables. Possédant moins de composants, le produit frugal est plus facilement réparable. Ce potentiel recyclable renforce les mécanismes propres à l’économie circulaire. On peut également anticiper que sa durée de vie est plus élevée (et peu soumis à l’obsolescence programmée).
Autant d’effets bénéfiques pour l’environnement. Sa fabrication est aussi plus frugale et économise matériaux et énergie. Plus léger, le produit est plus facilement transportable (y compris dans les chaînes de fabrication globales), accentuant la capacité à rester sur un sentier de développement plus soutenable.
Effet rebond et logique marchande
Pour autant, ne nous y trompons pas. L’innovation frugale ne vise pas directement à contrecarrer des dommages environnementaux, ou à lutter contre le réchauffement climatique. Les produits frugaux provoquent d’ailleurs des émissions (notamment les outils de production d’énergie, comme un four très simple pour la cuisson de la nourriture, qui utilise des combustibles fossiles et libère donc des gaz à effets de serre).
Ce mode de production ne diminue pas en outre nécessairement les externalités négatives par rapport aux produits classiques, et ce pour deux raisons principales. L’effet rebond, en premier lieu : avec l’innovation frugale, le coût et le prix des produits diminuent, ce qui peut provoquer une hausse de la demande. Le risque existe que les gains positifs sur l’environnement d’une unité de produit soient annihilés par la croissance du nombre de biens produits issue de l’accroissement de la demande de ce même bien.
L’innovation frugale n’est pas non plus motivée par une préoccupation environnementale, mais bien commerciale. Le risque existe que les enjeux économiques prennent le dessus. Des politiques publiques appropriées pourraient sans aucun doute constituer un point d’appui à une diffusion pertinente de ce type d’innovation.
Christian Le Bas : Professeur des universités en économie de l’innovation, ESDES
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