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Agriculteurs et transition agroécologique : le jeu, cet outil très sérieux

Agriculteurs et transition agroécologique : le jeu, cet outil très sérieux

À première vue, le changement climatique n’a pas grand-chose à voir avec la frivolité du jeu, et apporte plutôt son lot de catastrophes et de prédictions inquiétantes. Pourtant le jeu, qui consiste à se mettre à la place de, concevoir dans un monde rêvé, essayer « pour de faux », tenter, être stratégique… peut se révéler un outil précieux dans l’accompagnement de la transition agroécologique pour des acteurs faisant face à des incertitudes constantes.

Bien sûr, il s’agit de « jeu sérieux ». Comme le soulignait Clark C. Abt dès 1970, ce dernier n’est pas principalement destiné au divertissement, bien qu’il puisse être amusant : il est conçu dans un objectif d’utilité, et les mécanismes mêmes du jeu y sont exploités pour l’atteindre.

Par jeu, on n’entend pas forcément de jeux vidéo : jeux de plateaux, de rôles, de cartes… sont en effet centraux par leur capacité à réunir et à échanger. Notamment en contextes agricoles, ils permettent d’imaginer des solutions pour le futur, difficilement audibles ou trop complexes à visualiser par la seule discussion.

Des jeux sérieux pour les agriculteurs

Depuis une quinzaine d’années, des chercheurs et acteurs du développement agricole créent ainsi de nombreux jeux sérieux à destination des agriculteurs pour les aider à aborder la transition agroécologique : pour n’en citer que quelques-uns… le Rami Fourrager, Mission Ecophyt’eau, Ruralis, Lauracle ou encore La Grange… Les agriculteurs sont amenés à y jouer pour repenser leurs systèmes, concevoir de nouvelles pratiques, transformer leurs territoires. Mobiliser La Grange par exemple, permet de mettre en débat les questionnements techniques, sociaux et sociétaux d’un territoire d’élevage pour faire évoluer collectivement ses pratiques.

Loin d’être anecdotique dans le monde scientifique, l’innovation sociale de terrain par le jeu devient un objet de recherche important et très actif en France et à travers le monde. Il ne s’agit pas d’une simple tendance à la gamification, ou d’une démarche pédagogique d’enseignement, mais bien d’utiliser le jeu comme outil d’apprentissage et d’échanges pour les agriculteurs, afin de les aider à faire face aux défis de demain.

Des unités de recherche en France ont ainsi choisi le jeu en agroécologie comme un de leur objet de travail, à l’image de Territoires à Clermont-Ferrand, G-EAU à Montpellier, Agir à Toulouse ou encore du collectif Commod.

Cette mobilisation d’outils ludiques sur le terrain avec les agriculteurs révèle bien les enjeux et barrières à surmonter pour permettre la transition agroécologique.

Se libérer des contraintes

Le jeu permet tout d’abord de confronter les modèles agricoles. L’agroécologie porte une vision du monde différente de ce que peut être le modèle dit conventionnel. S’approprier l’agroécologie demande ainsi d’échanger des savoirs qui peuvent être locaux ou scientifiques, de se questionner, se remettre en cause, se décentrer.

Pour réaliser cela, il faut disposer d’une arène appropriée qui réduise les asymétries de savoirs – tout le monde peut s’exprimer même s’il n’est pas expert du domaine – ou de rôles – et peu importe sa place : agriculteurs, élus, conseillers techniques, citoyens…

Le jeu favorise cela en entraînant les joueurs – et non plus les personnes avec leurs statuts –, pour un temps donné dans un échange libéré des contraintes. Cela encourage également une appropriation systémique des problématiques agricoles propres à l’agroécologie. En jouant, les agriculteurs peuvent sortir d’une métrique, c’est-à-dire d’une norme pour évaluer, qui n’est plus uniquement technico-économique, mais aussi environnementale, sociale ou encore culturelle.

Par exemple, en production laitière et fromagère, ce n’est plus que le prix, le volume de lait ou les valeurs des taux butyreux et protéique qui sont centraux dans les échanges. Les agriculteurs peuvent ainsi concevoir un système où le plaisir de travailler, la qualité du paysage, la préservation de la biodiversité domestique, le maintien de savoir-faire locaux… comptent autant sinon plus, que les indicateurs techniques ou le seul résultat économique.

Comprendre le rôle de chaque acteur

Il est aussi important d’accéder en jouant aux différentes échelles d’actions. La transition agroécologique repose en effet sur une articulation entre elles : de la décision de politique publique (par exemple, les nouvelles règles de la PAC, les décisions d’aménagement des collectivités locales…) jusqu’au travail quotidien de l’agriculteur (la gestion de ses prairies permanentes ou l’utilisation de pesticides par exemple). En jouant sur ces échelles, les différents acteurs comprennent comment se coordonner et faire ensemble.

Cela relève ainsi de la création de communs, propre à l’action collective. Cela incite à imaginer des futurs différents, de mettre en mouvement des territoires en redonnant aux agriculteurs leur juste place, comme acteurs d’une co-construction, et non simples exécutants.

Les actions dépassent alors le cadre de l’adaptation et permettent de vrais changements en ouvrant le champ des possibles. Le jeu met alors au jour les supports possibles pour la transition et les acteurs clés qui doivent aussi participer avec les agriculteurs (élus, conseillers, vétérinaires, citoyens…).

Surmonter la prise de risque

Il y a dans le jeu en agroécologie, l’idée de pouvoir imaginer en dehors de la réalité des possibilités risquées. Car oui, la prise en compte de l’aléa est l’une des clés de la transition agroécologique. C’est un déterminant bien trop souvent balayé facilement par l’argument de l’urgence du changement et/ou la méconnaissance de l’agriculture. Le risque de la transition agroécologique, comme de toute transformation agricole, est généralement supporté par les seuls agriculteurs.

Modifier ses pratiques, adapter son travail, quitter un système conventionnel… est compliqué. Les contraintes peuvent être importantes et difficiles à appréhender et assumer seul.

Le jeu permet ainsi de tester, de simuler, de concevoir de nouvelles solutions sans risque au préalable. L’expérimentation aux champs peut être ainsi précédée par une phase sans risque qui sécurise les changements futurs. Elle révèle rapidement certains écueils techniques ou sociaux et y remédier avant d’envisager une mise en pratique.

Appliquer ces principes, au-delà du jeu

Cependant, faire participer et échanger ne suffit pas et le jeu ne doit pas être considéré comme une fin en soi. Il est nécessaire de dépasser le seul stade du simple diagnostic de situation et de la prospective, bien que ceux-ci soient fondamentaux.

Trop souvent, les approches dites participatives, auxquelles le jeu peut être attaché dans notre cas, se suffisent d’actions où les individus discutent ou font des propositions. Il s’agit d’aller au-delà et d’inscrire la mobilisation du jeu sur le long terme dans l’accompagnement des agriculteurs dans la transition agroécologique. En travaillant du collectif à l’individuel, permettre que les propositions validées ensemble trouvent une application et s’adaptent à chaque exploitation.

Même s’ils emmènent avec eux leur philosophie et leur modèle d’apprentissage, les jeux sont des outils : ils doivent s’inscrire dans le temps long de l’accompagnement, être un étayage pour la mise en place de nouvelles pratiques.

Toutefois, il semble possible de considérer aujourd’hui le jeu comme un moyen de passer de cette injonction à la démarche participative à une vraie construction de l’agroécologie de chacun par le collectif.

Sylvain Dernat
Ingénieur en sciences sociales, ludologue, UMR Territoires, Inrae

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